Session 2: Allah Akbar !

Les agréables terrasses du Caire
Les agréables terrasses du Caire

Vendredi 6 mars 1925 (soirée):

 

De retour au Shepheard’s, Arthus et O’Donnell attendent patiemment dans leurs chambres l’heure de rejoindre le Café de France, situé en bordure du parc Ezbekiya et du Vieux Caire. Marvin espérait y retrouver le dénommé Auguste Loret. En quittant l’hôtel, ils retrouvent le jeune Ma’muhd qui les attendait comme convenu devant l’entrée. Après que celui-ci leur a remis 200 gr. de haschich qu’ils se partagent à parts égales, ils lui donnent rendez-vous pour le lendemain matin et s’éloignent en marchant.

 

De son côté, suite à la défection d’Alastar, le Dr Jacob Singer avait été envoyé par Whitesnake en Egypte pour tenter d’y rejoindre le trio ...

Arrivé par bateau à Alexandrie directement depuis New-York, il avait pris le train jusqu’au Caire et atteint sa destination dans le courant de l’après-midi. Avec US$ 400.00 de liquidités en poche, et après s’être acquitté des diverses formalités administratives, le vieil archéologue avait choisi de séjourner à l’Hôtel de Paris, dont les chambres ne coûtaient que £ 4.00 la nuit (environ US$ 20.00). Situé à proximité du Café de France, cet établissement sans chichi convenait très bien au nouvel arrivant qui, attablé à la terrasse, se demandait bien comment retrouver ici ses futurs coéquipiers. A part le nom de Faraz Najir mentionné dans la lettre à Roger Carlyle trouvé à New-York par Sommers et le goût pour les hôtels de luxe de ce dernier, il n’avait que peu d’indices.

 

Incommodé par la chaleur et le dépaysement, le Dr Singer laissait son regard vagabonder sur la foule hétéroclite quand il a la surprise de reconnaître de Kerouac passer à quelques mètres devant lui, suivi un peu plus loin par cet alcoolique de privé irlandais ! En apercevant le Français, il se lève ravi et l’accoste avec enthousiasme : « Monsieur Arthurus ? »

 

Surpris, de Kerouac se retourne : « Arthus, vous voulez dire. Ai-je l’honneur de vous connaître ? » « Bien sûr, nous nous sommes brièvement croisés lors du réveillon chez Whitesnake et avant votre départ de New-York », lui répond l’homme, avant de l’informer qu’en tant qu’archéologue spécialisé en égyptologie -mais n’ayant jamais mis les pieds en Egypte !-, il avait été mandaté par Whitesnake pour les aider et combler le vide laissé par Alastar.

Arthus l’invite à prendre un verre en sa compagnie en le prenant par l’épaule, et il voit Marvin faire comme s’il ne les connaissait pas et s’asseoir à une table un peu plus loin. Empêchant son compagnon d’appeler à haute voix O’Donnell, il lui explique qu’ils sont en opération et doivent agir en toute discrétion, avant de le mettre en garde : « Vous savez vous battre ? Vous avez une spécialité ? » lui demande-t-il d’emblée. « Oui, le fouet … » lui rétorque l’envoyé de Whitesnake après quelques secondes d’hésitation. Le Frenchy retient une grimace de dépit. Si Singer semblait avoir été mis au courant de leurs aventures new-yorkaises par Alastar, il n’avait aucune idée de la suite de leurs péripéties … Tout en lui parlant, Arthus surveille discrètement les alentours. En plus des touristes venus s’encanailler, beaucoup de femmes et d’hommes en djellaba venus du Vieux Caire déambulaient sur la place, et Arthus remarque que l’archéologue semblait de plus en plus oppressé par les odeurs d’épices, de sable et de poussières. Encore une recrue de choix …

Auguste Loret
Auguste Loret

Très vite, Marvin repère une silhouette à la démarche hésitante avancer dans leur direction. Les yeux fuyants et vêtu d’une djellaba miteuse, l’homme portait aux pieds de vieilles chaussures européennes abîmées et ressemblait à un vrai zombie. O’Donnell l’alpague au passage : « Vous buvez quelque chose ? Un petit whiskey ? Un verre d’eau-de-vie ? » Agrippant l’individu d’une poigne ferme, il l’assied face à lui en lui commandant à boire.

Tombé sous l’emprise de la drogue, l’homme était manifestement en manque. Il paraissait être tout aussi cinglé et, après avoir fixé le privé quelques secondes d’un air halluciné, il jette un regard hagard sur la foule autour d’eux. Auguste Loret était une véritable épave. Ses yeux qui tournoyaient dans leurs orbites, ses paupières tombantes agitées de tics, ses joues creuses, ses dents jaunies et sa tignasse hirsute lui donnaient facilement trente ans de plus que son âge. Prétextant vouloir parler affaires avec lui, O’Donnell lui avoue sur le ton de la confidence chercher à écouler de la drogue, en lui montrant discrètement le haschich dans sa poche. Pris d’une agitation fiévreuse, Loret vide les deux verres cul-sec et fait signe à l’Américain de le suivre.

Arthus attend quelques minutes avant de leur emboîter le pas, imité par le Dr Singer. Avec une pointe d’anxiété mêlée d’excitation, celui-ci observait les autochtones vaquer à leurs occupations et ils ne tardent guère à se faire distancer.

 

Marvin s’enfonce dans le Vieux Caire et, après avoir tourné une fois à gauche, une fois à droite, il trouve une contre-allée où il donne la moitié de son haschich à Loret. Celui-ci se roule frénétiquement un joint et après quelques tafs, semble s’apaiser. L’Irlandais pose alors sa tête contre la sienne, front contre front. En maintenant le junky contre lui, il espérait faire remonter ses souvenirs. Comment avait-il rencontré Carlyle ? Que lui avait-il fait ? Que s’était-il passé ?

Emergeant de sa torpeur, l’homme lui apprend d’une voix atone qu’il avait en effet été engagé après la guerre par un avocat, travaillant pour un richissime new-yorkais -Roger Carlyle-, afin d’acheter d’antiques objets chez un Égyptien du nom de Faraz Najir et les expédier clandestinement en Angleterre par bateau.

 

« Un avocat m’a contacté et j’ai accepté de travailler comme acheteur pour un Américain fortuné, Monsieur Roger Carlyle. Sur instructions écrites de Carlyle, j’ai acheté certains artefacts à Faraz Najir, un marchand d’antiquités, et les ai fait expédier en fraude à Sir Aubrey Penhew à Londres. Je sais qu’il s’agissait bien d’objets antiques mais rien de plus.

Lorsque l’expédition Carlyle est arrivée en Égypte, je me suis occupé de l’équipement et des autorisations. Le site prioritaire se trouvait à Dahshur, près de la Pyramide Inclinée.

 

Un jour à Dahshur, Jack Brady est venu me voir pour me dire que Carlyle, Hypathia Masters, Sir Aubrey Penhew et le Dr Robert Huston avaient disparu dans la Pyramide Inclinée. Brady était surexcité et soupçonnait un mauvais coup ; tous les terrassiers avaient fui le site. Tout travail s’était arrêté.

Le lendemain, Carlyle et les autres sont réapparus. Ils étaient excités par une découverte extraordinaire, mais ne voulaient en parler à personne. Je n’ai jamais su ce que c’était ; Sir Aubrey était un vrai dragon, question discrétion. Tous avaient changé, de manière indéfinissable mais pas en bien. Je n’ai pas cherché à en savoir plus.

 

Le même soir, une vieille Égyptienne est venue me voir. Elle disait que son fils travaillait aux fouilles, que tout le monde s’était enfui parce que Carlyle et les autres avaient invoqué une malfaisance antique, le Messager du Vent Noir. Elle disait que tous les Européens étaient damnés, sauf moi et Brady, qu’elle pouvait voir ces choses-là. Si je voulais une preuve, je n’avais qu’à me rendre à la Pyramide effondrée de Meïdoum lorsque la lune est la plus mince - la veille de la nouvelle lune. Dieu me protège, j’y suis allé !

 

J’ai pris un des camions et j’ai dit que j’allais passer la nuit au Caire, au quartier des plaisirs.

Mais, en fait, j’ai foncé au sud. Trente kilomètres après, j’étais à Meïdoum et je me suis caché là où elle m’avait dit. C’est là, au plus profond de la nuit, que j’ai vu Carlyle et les autres se livrer à des rites obscènes avec une centaine d’autres fous. Le désert lui-même semblait s’animer : il rampait, ondulait vers les ruines de la pyramide. Devant mes yeux horrifiés, les ruines elles-mêmes se sont transformées en une chose squelettique aux yeux globuleux !

 

D’étranges créatures ont surgi des sables pour se saisir des danseurs et leur déchirer la gorge, l’un après l’autre. Tous ont été tués jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les Européens.

Quelque chose d’autre est alors sorti du sable ; c’était grand comme un éléphant, mais il y avait cinq têtes distinctes et hirsutes. Là, j’ai compris ce que c’était - mais je serais fou d’en parler ! Je l’ai

vu se dresser dans la nuit et tout engloutir d’une seule bouchée vorace : les cadavres déchiquetés et leurs monstrueux meurtriers. Il ne restait plus que les cinq survivants et la puanteur des sables gorgés de sang. Je me suis évanoui.

 

Après, je me souviens d’avoir erré dans le désert mais d’autres abominations m’attendaient. Un peu avant l’aube, du haut d’une dune, j’ai vu des centaines de sphinx noirs ; ils étaient

alignés en rangées interminables et attendaient, attendaient l’heure de folie où ils pourraient s’abattre sur le monde et le dévorer ! Je me suis encore évanoui et je ne me rappelle rien des mois qui ont suivi.

 

Un homme m’a découvert. Sa mère et lui se sont occupés de moi à El Wasta pendant deux ans, deux ans à prendre soin d’une coquille vide et tourmentée. Je suis rentré au Caire mais les cauchemars sont venus !

Seul le haschisch peut m’aider maintenant, ou l’opium quand j’en trouve. Mes réserves sont basses et la vie est intolérable

sans le haschisch. Aidez-moi, s’il vous plaît ! Seules les drogues me gardent de la folie.

La lune me parle. Dans deux jours, peut-être trois, je vois se reproduire une cérémonie identique. Tout est perdu, messieurs, tout. Il n’y a plus d’espoir pour aucun d’entre nous. Ils attendent. Partout.

 

Vous partagerez peut-être une pipe avec moi ? »

 

Une terrasse de réstaurant cairotte
Une terrasse de réstaurant cairotte

Marvin le regarde, interloqué. Il comprenait à présent pourquoi le pauvre hère avait perdu la raison. Les visions cauchemardesques de ces monstres effroyables et de ces rites obscènes en auraient fait basculer plus d’un dans la folie. Compatissant, il lui tape amicalement sur l’épaule et, avant de le quitter, lui conseille de se rendre à la Mosquée d’Ibn Touloun pour y trouver la spiritualité.

 

Retrouvant Arthus et l’archéologue, O’Donnell leur propose d’aller boire un verre. Frustré de ne pas avoir cogné le drogué, l’Irlandais propose au nouvel arrivant d’improviser une petite bagarre, histoire de tester ses capacités au combat. Arthus réussit à le convaincre d’aller dîner avant, et ils invitent l'archéologue au Shepheard’s en s’offrant une bouteille de Pétrus. Lors du repas, ils briefent le Dr. Singer sur leurs aventures londoniennes.

Féru d’occultisme, attiré par l’étrange, l’homme a du mal à les croire mais parait intéressé. « Moi aussi, j’en avais rien à foutre de l’occultisme, mais depuis que j’ai découvert qu’il y a des extra-terrestres sous la montagne, je vais tous les niquer ! » confie O’Donnell en vidant son verre. Bien éméché, ce dernier propose de loger l’archéologue dans la suite de Sommers pour y foutre le bordel, avant d’insister à nouveau pour une petite bagarre. Déclinant sa proposition, le Dr Singer préfère regagner son hôtel, après avoir donné rendez-vous à Arthus le lendemain matin à 08h30.

Complètement bourré, Marvin décide alors d’aller emmerder le concierge de nuit, le même qu’hier soir. « Enculés ! Où sont les Romanov ? » beugle-t-il en faisant un peu d’esclandre, titubant jusqu’à sa chambre, frappant au hasard à quelques portes… Laissant l’ancien flic à ses divagations éthyliques, Arthus demande au concierge de leur trouver un camion pour demain avant de regagner sa chambre.

 

Samedi 7 mars 1925:

 

Réveillé au beau milieu de la nuit par les tremblements de terre secouant les murs ancestraux de la Mosquée Ibn Touloun, Sommers avait traversé au pas de course les longs couloirs menant à la salle où était précieusement gardée la ceinture de Nitocris. Deux guerriers et le Nazir lui avaient emboîté le pas et, en s’approchant du bureau d’Achmed Zehavi, ils avaient obtenu confirmation que l’épicentre se trouvait bien là. Ayant dégainé son Colt-45 et son sabre, Steeve rejoint le Nazir qui tambourinait à la porte défendant le trésor de la mosquée. Des bruits assourdissants provenaient de derrière, comme si un tunnel de tranchée s’effondrait sur lui-même. Soudain, la lourde porte en bois vole en éclats, comme aspirée vers l’intérieur de la salle enfumée.

 

Au milieu des gravats et de la poussière, une énorme gueule était sortie de terre, ayant comme avalé le sol, et une dizaine de tentacules en avaient jailli, balayant les airs de mouvements frénétiques. Certains tentacules fracassaient les Ulémas contre les parois, alors que d’autres semblaient chercher la ceinture avec avidité. Le corps disloqué de Nefrim Efti, les os réduits en pièces, était étendu contre un mur, et deux autres Ulémas étaient violemment projetés en tous sens contre les parois. Malgré le chaos ambiant et cette vision cauchemardesque, Sommers reste stoïque et parcourt la pièce du regard. Il aperçoit le coffre qui gît dans les décombres, non loin de là.

 

Alors qu’un tentacule projette le cadavre d’un des gardes vers la porte, il range le Colt dans son holster et, prenant une inspiration, il s’élance en direction du coffre. En faisant des moulinets avec son sabre, il plonge, roule-boule, évite un tentacule, roule-boule à nouveau, saute sur le côté, esquive une attaque… Il se rapproche… Il se rapproche… Un des tentacules le frôle, alors que les autres s’agitent de façon menaçante devant les gardes qui n’osent pas franchir le seuil !

 

Après une dernière acrobatie, Steeve atteint finalement le coffre. Celui-ci est ouvert mais, poussant un soupir de soulagement, il constate que la ceinture est toujours dedans. Il s’en empare et, évitant in extremis deux tentacules qui s’abattent à l’endroit même où il se tenait une seconde plus tôt, il effectue le chemin en sens inverse. En atteignant l’embrasure, couvert d’égratignures mais sain et sauf, il esquive de justesse l’attaque dévastatrice d’un tentacule, tandis que les gardes restants se font écraser comme des tomates trop mûres. Attrapant le Nazir tétanisé, Sommers grimpe l’escalier tant bien que mal et s’enfuit avec le vieil homme dans les couloirs, regrettant de ne pas avoir emporté de grenades pour exploser la créature infernale.

 

En atteignant l’extérieur, il constate que le bâtiment contigu à la mosquée est en train de s’effondrer sur lui-même.

Déposant le Nazir sur le sol, il tente de le réveiller mais celui-ci est en état de choc. N’arrivant pas à mettre la ceinture à sa taille ni autour d’une cuisse, Sommers la jette sur son épaule, dissimulée par sa djellaba et, voyant accourir les premiers habitants, il s’éclipse dans la nuit.

 

En quittant les abords de la mosquée, il tombe sur le cadavre d’un Occidental. Ce dernier avait été égorgé d’une oreille à l’autre. Un drogué, pense Steeve, en remarquant ses vieilles chaussures abîmées, sa djellaba souillée et les résidus de haschich disséminés près du corps. Peu désireux d’attirer sur lui l’attention d’assassins nocturnes, il se planque dans une ruelle voisine en attendant l’aube.

 

 

Les premiers rayons du soleil n’avaient pas encore pointé à l’horizon que Marvin, la bouche pâteuse et l’haleine fétide, est réveillé en sursaut par un cri horrifié provenant de la chambre voisine. Celle d’Arthus ! Sans hésiter, il bondit hors de sa chambre en caleçon, pistolet en main, et découvre par la porte voisine entrouverte un spectacle terrifiant. Sur le lit d’Arthus se trouvait la tête décapitée du petit Ma’muhd. Son ami, les mains couvertes de sang, était en état de choc. Hébété, il se retourne et invite Marvin à le rejoindre prestement. « J’avais pourtant fermé ma porte à triple tour ! On a envoyé ce pauvre gosse à la mort ! Qu’avons-nous fait Marvin ? » s’exclame-t-il, livide.

 

Le sang de l’Irlandais ne fait qu’un tour en découvrant cette scène. Il l’aimait bien ce petit... Son flingue à la main, O’Donnell s’élance en courant à travers les couloirs de l’hôtel. Tombant sur un serviteur noir, il l’attrape par le cou en le secouant inutilement comme un prunier, avant de comprendre que cela ne servait à rien et de le lâcher subitement. Le privé voyait rouge. Comment leurs ennemis avaient-ils fait le lien entre le gamin et eux ? Enfoiré de Sommers ! Pourquoi avoir demandé à Ma’muhd d’obtenir des renseignements sur Omar Shakti ? Tout était de sa faute…

Vêtu de son pyjama, Marvin sort dans le hall de l’hôtel puis sur le parvis, et il observe les allées et venues, persuadé que ceux qui ont fait le coup sont encore dans le coin. Mais, ne remarquant malheureusement rien de suspect, il remonte dans sa chambre, à deux doigts d’exploser.

 

De son côté, Arthus rejoint la suite de Sommers et tambourine à sa porte. Personne.

Alors que le Frenchy fait demi-tour, il a la surprise de voir arriver leur compagnon, claudiquant, poussiéreux et pieds nus. A peine l’a-t-il mis au courant de la mort du gosse que déboule Marvin. En apercevant Sommers, le privé voit à nouveau rouge et il lui assène un violent uppercut. « Pauvre con ! » lâche Steeve, qui entre dans sa suite et ferme la porte derrière lui à double-tour.

 

Affligé, il se sentait responsable de la mort du jeune Ma’muhd et comprenait la réaction du privé. Mais après les évènements de la nuit, il devait enfouir son chagrin s’il ne voulait pas perdre l’esprit. A travers la porte, Arthus le prévient qu’ils avaient commandé un véhicule pour se rendre sans tarder aux pyramides mentionées par Auguste Loret.

 

Le docteur Singer décide de faire "couleur locale"
Le docteur Singer décide de faire "couleur locale"

De son côté, après son petit déjeuner, le Dr Singer avait décidé de flâner un peu et de s’habiller aux couleurs locales, histoire de passer un peu plus inaperçu. Il s’achète une djellaba et un fez puis, après avoir laissé son argent dans le coffre de l’hôtel, il s’enquière d’un guide auprès du réceptionniste, qui l’informe qu’il y en a plein à Gizeh. Il décide ensuite de rejoindre les autres au Shepheard’s, tombant dans le hall sur Arthus et Marvin qui l’informent de la situation. Les deux hommes faisaient leurs valises et avaient l’air passablement sur les dents.

L’archéologue rejoint Sommers dans sa suite… lequel l’accueille en le braquant de son revolver, avant de le laisser finalement entrer ! Celui-ci avait besoin de parler et il le met rapidement au courant de ses aventures nocturnes : l’attaque du monstre tentaculaire, le meurtre des Ulémas, le sauvetage de la ceinture, l’Occidental égorgé… avant de prendre rapidement une douche et de se changer.

En plus de la ceinture, Steeve garde sur lui les deux dagues, ses parchemins, la seringue et le « Le Livre de Dzyan », et il fait descendre sa malle dans le hall, demandant au domestique de la confier à Monsieur de Kerouac. Alors qu’il s’apprête à quitter sa suite, accompagné du Dr Singer, ils sont rejoints par Arthus. Ce dernier avait cogité une bonne partie de la nuit et, après avoir retourné le problème dans tous les sens, il avait une idée pour détruire la ceinture "indestructible" de Nitocris. « Le Mal peut être détruit par le Mal, c’est connu ! » déclare-t-il d’un ton théâtral. « Steeve, passe-moi une de tes dagues ! »

L’Américain s’exécute et lui passe l’une des dagues en métal argenté trouvées à la Fondation Penhew. Pendant ce bref échange, le Dr Singer en profite pour examiner la ceinture. Il tenait entre ses mains fiévreuses une authentique relique du IInd Empire, une fine ceinture tressée de mailles d’or, sertie d’un rubis aux couleurs changeantes.

 

Un peu à contrecoeur, l’égyptologue rend l’objet à Arthus et quitte la pièce en maugréant. Il rejoint O’Donnell qui les attendait dehors, installé dans le véhicule commandé la veille. L’ancien détective compulsait nerveusement l’Edition spéciale du Bulletin du Caire. Le Dr Singer lui résume rapidement ce que Sommers lui a raconté. A l’évocation du cadavre, Marvin sent un sentiment de culpabilité l’envahir. « C’était probablement Auguste. Bordel de zob, il a bavé et s’est fait rectifié ! »

 

A l’intérieur de l’établissement, Steeve et Arthus réalisent avec stupéfaction que ce dernier avait raison. Ils réussissent à faire sauter les mailles de la ceinture avec la pointe de leurs dagues. Rasséréné et plutôt fier de lui, le Frenchy part rejoindre Marvin et le Dr Singer. Resté seul, Sommers contemple quelques secondes le magnifique objet en or d’une valeur inestimable, avant d’enfoncer d’un coup sec sa dague dans le rubis central soudain terne et opaque. Il finit ensuite de détruire maille par maille la ceinture de Nitocris et en fait disparaître les résidus d’or dans les toilettes.

 

En quittant le Shepheard’s, Steeve s’approche du véhicule loué par ses compagnons… et, au passage, donne un bon coup de poing à l’Irlandais avant d’y monter sans dire un mot. Arthus prend le volant, et les voilà partis pour les sites de Dahshur et Meïdoum.

A l’arrière, Sommers reste étrangement silencieux, prenant pleinement conscience des tragiques évènements survenus pendant la nuit et adressant quelques prières dubitatives à Allah. Longeant le tramway jusqu’au plateau de Gizeh, ils passent devant le Sphinx et les pyramides, avant d’emprunter la piste suivant les berges du Nil.

 

Singer arrive avec peine à retenir ses émotions devant tant de merveilles.

 

Le tramway reliant Le Caire au plateau de Gizeh
Le tramway reliant Le Caire au plateau de Gizeh

Une trentaine de kilomètres plus loin, après avoir aperçu quelques derniers sites de fouilles disséminés çà et là, ils atteignent Dahshur aux alentours de midi. Ils pouvaient apercevoir au loin les deux fameuses pyramides : la Pyramide Rouge et la Pyramide Inclinée. Plongé dans ses pensées, Sommers n’avait pas prononcé un mot durant le trajet et ses coéquipiers commençaient à s’inquiéter. Une fois à destination, Marvin observe aux jumelles les alentours mais personne ne semble les avoir suivis. Il n’y avait pas âme qui vive à l’horizon.

Arthus trouve un endroit désert et y enterre le paquet ensanglanté contenant la tête de Ma’muhd, avant d’aider le privé à monter leurs tentes. Steeve en profite pour faire une prière, sortant une couverture qu’il étale par terre avant de se mettre à genoux. En apprenant que celui-ci s’était converti à l’Islam et avait pris le nom de Ghassan, Marvin reste pantois : « Putain Sommers, t’es devenu arabe ? »

 

Pendant ce temps, peu intéressé par ces élucubrations mystiques, le Dr Singer prend une pelle et une lampe à huile et s’éloigne vers la Pyramide Inclinée dans le but d’explorer le site funéraire. Tout excité, il découvre les restes d’une petite nécropole, à côté de la pyramide, ainsi que l’entrée d’un tunnel. Examinant quelques hiéroglyphes gravés sur une dalle, il en saisit partiellement la signification : protection/enfermement. N’osant s’hasarder seul dans les profondeurs souterraines, il ne s’attarde pas et rejoint les autres. Après un maigre repas à base de corned-beef, ils se décident enfin à partager leurs informations avec lui : L’histoire occulte de Nephren-Ka et de Nitocris, les divagations d’Auguste Loret, l’attaque de la Mosquée Ibn Touloun.

 

Sommers repense alors au livre de Matilda Prescott, « A Burrower's world :

 

"Vivraient sous la terre des colonies de créatures gigantesques,

De gros vers à la gueule remplie de tentacules, des Chthoniens."

 

Sans dire un mot, il s’assoit en tailleur et, sortant son sabre, il serre la paume de sa main sur la garde couverte de pointes. Stupéfait, l’archéologue reconnaît la légendaire lame d’Akm-Allah, et il retient quelques frissons en voyant le sang de son compagnon tomber goutte à goutte sur le sable.

 

Après s’être armés, les quatre explorateurs décident de pénétrer dans le souterrain. A la surprise de ses coéquipiers, le Dr Singer insiste pour enterrer sa tente et son sac de couchage avant de partir...

Laissant leurs malles dans le véhicule, le petit groupe gagne l’entrée du tunnel. Sommers donne à l’archéologue le Colt 22 en sa possession et celui-ci, qui commençait à perdre patience, pénètre bille en tête à l’intérieur.

Les autres lui emboîtent le pas et ils avancent ainsi sur une centaine de mètres. Le conduit commence alors à remonter et, vingt-cinq mètres plus loin, ils découvrent un embranchement. Sur leur gauche, un passage assez pentu qui remontait tout droit ; et sur leur droite, un autre passage qui remontait également, mais à l’inclinaison plus légère. Sous les conseils de Singer, ils prennent ce dernier et, une trentaine de mètres plus loin, ils débouchent sur … un cul-de-sac !

A la lueur de leurs lampes à huile, O’Donnell découvre rapidement une cloison mobile. Poussant dessus de toutes leurs forces, ils tombent sur un étroit passage secret conduisant à une vaste salle.

 

La pièce était complètement vide, à l’exception de deux colonnes d’albâtre érigées tout au fond. « Il doit s’agir de la chambre funéraire » commente l’archéologue, les yeux écarquillés, tandis qu’ils fouillent les lieux visiblement maintes fois visités. Se fiant à son flair, Arthus examine les colonnes et, sur l’une d’elles, le Frenchy trouve un bloc amovible. Il entend un cliquetis et l’un des murs s’ouvre vers eux, donnant sur quelques marches menant à un nouveau pan incliné. Excité par cette exploration, le Dr Singer veut s’y engager illico, mais les autres préfèrent faire une pause.

Arthus décide d’attendre ici le retour de Marvin et de Sommers, qui repartent en sens inverse pour voir s’ils n’étaient pas suivis. En atteignant l’embouchure du souterrain, ils aperçoivent dehors deux soldats de l’armée égyptienne, en train de palabrer près de leur véhicule, décidés à attendre. Les deux compères font demi-tour et, dix minutes plus tard, ils rejoignent Arthus dans la salle funéraire. Le Dr Singer ne les avait pas attendus mais, plus âgé, ils ont tôt fait de le rattraper et continuent de grimper jusqu’à une arche asymétrique, couverte de symboles et de hiéroglyphes. Derrière, ils entrevoient une immense salle où régnait un silence de mort.

Mal à l’aise, Marvin et Sommers reconnaissent le passage décrit par Montgomery Crompton dans « La Vie d’un Dieu ».

 

Six énormes piliers d’un mètre cinquante de haut étaient alignés le long des murs de chaque côté, et d’énormes gemmes étaient enchâssées à leurs sommets. Au milieu de la pièce se dressait un menaçant trône d’obsidienne d’un noir absolu, surélevé et incrusté de pierres précieuses. Derrière, ils aperçoivent une série d’inscriptions en relief couvrant la paroi et deux bas-reliefs sur les côtés. L’un représentait une carte stellaire avec des diagrammes astrologiques, l’autre une carte des continents aux contours reconnaissable qui, curieusement, paraissait beaucoup trop moderne pour avoir été réalisée il y a plus de 4 000 ans.

 

Emerveillé, le Dr Singer rentre dans la pièce sans hésiter et, après en avoir le tour, il se précipite examiner les fresques hiéroglyphes couvrant le mur du fond. Ses comparses le suivent prudemment. La faible lumière de leurs lampes semblait comme absorbée par l’obscurité et ils avaient la désagréable impression d’être observés. L’archéologue a du mal à reconnaître les constellations et à déchiffrer les inscriptions, et ses compagnons ne lui sont guère d’utilité. Arthus lui conseille vivement de prendre des notes et de recopier tout ça sur son calepin.

 

Brusquement, les gemmes nichées aux sommets des piliers s’embrasent les unes après les autres, adoptant des couleurs chatoyantes et indéfinissables et projetant une lumière irréelle dans la salle. Le sol se met alors à trembler et l’arche de pierre commence à s’effondrer sur elle-même. Pris de panique, Arthus et O’Donnell se ruent vers la sortie et en franchissent le seuil in extremis. Derrière eux, nulle trace de Steeve ou de Singer et un énorme éboulis de pierres bloquait désormais l’accès.

 

Venant des profondeurs de l’étroit conduit qui s’enfonçait dans l’obscurité derrière eux, Marvin et Arthus entendent alors des grognements bestiaux en train de remonter, et ils voient bientôt apparaître une demi-douzaine de paires d’yeux jaunes menaçants. En levant leurs lampes, ils aperçoivent des bipèdes à la peau noire, luisante et caoutchouteuse, avec des têtes de chien sans poil et ayant de nombreux morceaux de chair arrachés, se rapprocher d’eux en grognant. Des goules !

Se saisissant de leurs armes, le Frenchy lâche une rafale de Thomson pendant qu’O’Donnell vise la tête d’une créature et appuie sur la gâchette de son fusil à pompe en hurlant : « J’ai jamais aimé les clébards ! »

Dans un vacarme assourdissant, trois monstres s’effondrent. Les trois autres font demi-tour, cherchant à prendre la fuite mais, galvanisés par leurs tirs et complètement sourds, les deux aventuriers les pourchassent dans le tunnel et finissent par les hâcher menu. Massacrer ces créatures les avait défoulés, ils devaient à présent trouver un moyen de venir en aide à leurs deux compagnons emmurés.

 

Les premières secousses passées, Sommers se préparait à imiter ses comparses et à bondir à l’extérieur de la salle quand, voyant que l’archéologue était trop éloigné pour atteindre la sortie avant que l’arche ne s’effondre, il se ravise et reste sciemment dans la pièce. Aveuglés quelques secondes par l’éclat étincelant des joyaux, le Dr Singer et lui retrouvent progressivement la vue, avec la sensation de ne plus être seuls.

Persuadé qu’ils allaient mourir et que le Pharaon Noir, car ce ne pouvait être que lui, pouvait les réduire en poussière d’un simple claquement de doigts, Steeve se saisit d’une des dagues et, serrant dans l’autre main la poignée hérissée de pointes du sabre d’Akmallah, il se redresse et fait face à l’apparition. S’il devait mourir, que ce soit en homme.

 

Un homme de type égyptien, à la peau sombre et aux muscles saillants, se tenait assis sur le trône, les regardant en silence d’un air hautain, cruel et malveillant. Sommers reconnaît son visage. C’était le même que le buste du pharaon qu’ils avaient trouvé dans la cave chez Gavigan.

 

Singer le braque immédiatement avec son Colt 22, tout en reculant nerveusement. Prêt à agir, Sommers se garde bien de faire le moindre geste hostile, attendant de voir ce qui va se passer. De chaque côté du trône, il remarque comme une distorsion de l’univers et deux formes semblent s’y mouvoir entre les limbes.

 

Une voix d’outre-tombe résonne dans la salle, rebondissant d’un mur à l’autre, emplissant l’espace, rugissant à leurs oreilles.

 

« VOUS ETES RIDICULES ! ET VOS VAINES TENTATIVES POUR DEFIER DES DIEUX DONT LA PUISSANCE INCOMMENSURABLE DEPASSE VOTRE ENTENDEMENT SONT PITOYABLES !

VOS MANŒUVRES POUR DEJOUER NOS SOMBRES DESSEINS, ICI ET PARTOUT DANS LE MONDE, SONT TOTALEMENT INUTILES !

VOUS CROYEZ VRAIMENT ETRE EN MESURE DE VOUS MESURER A MOI ?

RENTREZ CHEZ VOUS ET ATTENDEZ DONC L’INELUCTABLE AVEC RECONNAISSANCE ET HUMILITE …

REGARDEZ DONC ! TEL FUT LE DESTIN DE VOS PREDECESSEURS !

MEME LES BRAVES RENCONTRENT LEUR DESTIN. TOUTES LES PORTES VOUS SONT FERMEES, TOUS VOS REVES SONT CONDAMNES, TOUTES VOS LUTTES SONT FUTILES !!! »

 

Les murs de la pièce semblent aspirés par les Ténèbres, et le Pharaon Noir fait apparaître devant eux une sorte de portail temporel. A travers, le Dr Singer et Sommers ont la vision d’une grande et lugubre montagne noire, ressemblant étrangement au tableau que celui-ci avait acheté à Miles Shipley. Comme hypnotisés, ils aperçoivent une caravane qui avançait sur ses flancs, et ils reconnaissent les membres de l’Expédition Carlyle.

Soudain, le ciel s’assombrit et d’indicibles formes se mouvant dans les airs s’abattent sur les porteurs. Ces derniers hurlent de terreur en se faisant happés par les créatures volantes ressemblant à des vers, aux ailes de chauve-souris et aux larges gueules garnies de crocs acérés. Les monstres s’en prennentt ensuite aux membres de l’expédition. Le carnage est d’une sauvagerie indescriptible. Carlyle, Penhew, Hypathia Masters, le psy et même Brady se font dévorer vivants, déchiqueter et démembrer un par un.

 

Alors qu’il sent sa raison vaciller devant l’indescriptible spectacle, Sommers a un instant de lucidité. Jack Brady était bien vivant, quelque part en Chine. Ce qu’ils voyaient là était complètement faux. Se pouvait-il que le Pharaon Noir cherche à les baratiner ? S’accrochant à cette idée, il assiste sans sourciller à ce sordide spectacle, tout comme l’archéologue.

Le Pharaon Noir fait apparaître alors sur l’autre mur une arche de lumière, donnant apparemment sur un petit village niché sur les rives du Nil. Ils reconnaissent aussitôt un paysage de l’Egypte Antique.

 

« ALLEZ ! ET CONTEMPLEZ MA PUISSANCE SI VOUS L’OSEZ … VOUS ALLEZ MOURIR CE SOIR ! »

 

Sur ces derniers mots, sa silhouette devient intangible et il se dissipe dans l’obscurité. L’arche brillante reste pourtant activée, disparaissant peu à peu elle aussi. Jacob Singer brûlait d’envie de découvrir l’ancienne civilisation égyptienne et il hésite un instant à plonger dans le portail avant qu’il se referme.

 

Sommers et l’archéologue recouvrent leurs esprits. Désormais seuls, et voyant que l’unique accès était enseveli sous les décombres, les deux hommes décident de s’attarder sur les deux cartes gravées dans la pierre. En regardant de plus près celle des continents, ils remarquent trois pierres précieuses, des rubis, serties à plusieurs endroits que Sommers essaie de mémoriser : l’un est situé quelque part en Mer de Chine orientale, l’autre au Kenya et le dernier en Australie Occidentale. Ces points étaient reliés par une fine bande d’obsidienne, formant un point central localisé en mer au large de Singapour.

 

Plus prosaïquement, le Dr Singer en profite pour désenchâsser les rubis et les fourrer dans sa poche. Tous deux examinent ensuite la carte stellaire, finissant par y remarquer un alignement planétaire précis. Et, tandis que l’archéologue se met à griffonner fièvreusement sur son calepin, Sommers s’assoit et se met à prier.

 

Emmurés vivants dans cette funèbre salle, combien de temps avaient-ils devant eux avant d’être privés d’oxygène ?